Les Photographies de Baptiste Deschamps sont une fenêtre sur un monde industriel sans hommes. Une uchronie où les traces de l’activité humaine à venir s’érodent sous l’action des éléments : l’eau, le sable, le temps.
Passionné d’architecture et d’anticipation, Baptiste conçoit ses images comme des fragments d’une réalité alternative, des traces archéologiques d’un futur antérieur. Hors du temps, débarrassés de la présence humaine, ses « artefacts » nous renvoient une vision calme et poétique d’une technologie avancée et pourtant déjà obsolète. En fait c’est à notre propre condition que nous renvoient ces photos : un miroir de nos aspirations et rêves d’un futur qui n’a de cesse de disparaître à mesure que l’on croit s’en approcher. Prométhée s’est trompé en apportant le feu aux hommes, ils ne se sont pas rapprochés des étoiles mais ont brûlé leur planète.
À mi-chemin entre Ballard et la « nouvelle objectivité allemande », les photographies de Baptiste sont une aparté contemplative, un haïku visuel issu d’un monde où l’entropie liée aux activités humaines s’est arrêtée, figée à jamais dans les sables vermillon d’une planète endormie.
Cette fascination pour les architectures concrètes, le béton est partagée par beaucoup d’artistes, ou contemporains. Notons que c’est justement la surexploitation de cette méthode de construction qui risque à terme de nous conduire à des problèmes d’approvisionnement en eau. En y regardant de plus près, les séries d’images de Baptiste parlent toutes d’une activité cannibale qui dévore ses créateurs (carrières, mines…). Une activité qui poussée à son paroxysme nous conduira à l’extinction; mais ce constat terrifiant est dénué de jugement. Ces paysages vides, calmes et apaisés ne seraient pas une mise en garde, plutôt une aspiration, un élan ou un espoir doux-amer.
« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »
Au 17ème siècle, Blaise Pascal s’inquiétait de la disparition d’un monde fini, régis par les lois de dieu et concevait une indicible angoisse face au vide silencieux de l’espace. Et s’il avait tort ? Si ce vide n’était pas au dessus de nos têtes mais bien sur terre ? Et si ce silence était un vacarme plus assourdissant que jamais ?
Certaines photos mettent en avant l’aspect sculptural de systèmes de télé-communication et d’astronomie. Les longs temps de pose, les clichés de nuit ainsi que les photo-montages permettent à l’auteur de faire disparaître tout signe humain. Ainsi débarrassés de leur contexte, ces objets technologiques prennent une dimension monumentale. Les formes tout autant que l’évocation d’un imaginaire lié à l’espace participent d’une esthétique futuriste.
Outre leur aspect formel, ces structures / sculptures / machines à rêver permettent aussi de mettre des images sur un monde invisible, celui des ondes. Des symphonies rythmiques, des pulsars aux ondes issues de nos communications, c’est une véritable cacophonie qui nous entoure.
Texte de Romain Dumazer / 2023
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La question fondamentale pour un plasticien de l’émergence de la forme, de l’avènement d’une cohérence au sein d’une matière chaotique, qui fait que quelque chose de singulier surgit de l’indifférencié, Baptiste Deschamps la pose dans deux contextes où symboliquement elle s’origine, deux lieux premiers et complémentaires de l’activité humaine : l’agriculture pour la vie, la mine pour l’outil et l’énergie qui en décuplent la puissance.
Au début est l’informe, l’entassement comme matrice possible de la forme. N’oublions pas que la vie a pris naissance dans la soupe primordiale. Le tas c’est encore l’infini dans le fini par la répétition illimité du même, comme dans la dune, jusqu’au vertige. Mais c’est aussi le fluide dans le minéral. Il y a dans le tas l’illustration de ce que l’on nomme en chimie la transition de phase comme celle de l’eau en vapeur ou en glace : c’est- à-dire l’avènement d’un état dans un autre. Le tas est pour les solides une première forme de segmentation de l’informe. Seule la qualité corpusculaire du matériau, son volume, la pente de son écoulement par leur combinaison aléatoire en détermine la forme finale. L’homme, quand il fait un tas, est seulement commandé par l’économie du geste et la contrainte de la place qu’il occupera dans l’espace. C’est l’aléa, autre préoccupation de Baptiste Deschamps, combinaison singulière entre le geste générateur et la réaction de la matière, qui préside à l’avènement de la forme.
Dans ses premiers travaux l’artiste laissait agir des asticots qui entrecroisaient leurs cheminements sur une feuille de papier Peinture (2010) où il filmait leur grouillement coloré dans l’espace limité qui leur servait de cadre, Apodes (2011) un tableau vidéo mouvant d’asticot diversement colorés. Dans Tirs sur glaise (2011) Baptiste Deschamps sculpte la matière à la manière de Niki de Saint Phalle peignant aléatoirement ses premières oeuvres. L’impact de la balle selon son calibre et les qualités mécaniques du matériau, détermine l’importance et la forme des arrachements qui en modifient la surface. Ceux-ci dépendent peu en revanche de la qualité du tireur.
Sodium Chloride (2014) est constituée d’un emboîtement de pierres de sel, creusées (sculptées) par la langue des vaches qui les lèchent. Sculpture par délégation dit l’artiste. Sorte de ready-made assisté auquel la lumière donne des profondeurs bleues et vertes comme si les pavés de sel étaient des morceaux de banquise. Autres travaux : les cônes de Magnesium Chloride (2014) et de Tourteau (2014) forment des volumes parfaits, comme le mont Fuji, mais dans un processus inversé puisque la forme ne provient pas d’une poussée verticale, mais d’une chute régulière et centrée du matériau sur le sol.
Dans chacune de ses oeuvres, Baptiste Deschamps cantonne son rôle volontairement en amont, dans la conception du dispositif, laissant aux jeux entre les éléments la responsabilité de faire le reste. Dans tous ces cas l’acte de création se replie sur le dispositif. C’est à ce niveau que la nature du matériau utilisé intervient principalement, ajoutant une dimension de sens, une émotion, qui contrarie la lecture conceptuelle du tas devenu un cône et déstabilise le regardeur. Baptiste Deschamps n’entasse pas en effet des matériaux neutres, inertes comme le sable ou le plâtre, mais des produits issus de l’industrie agro-alimentaire. La pureté de la forme qui asservit la matière et la nature de ces matériaux liés par une proximité d’utilisation au vivant formant un couple antagonique.
Ce qui conduit, par un glissement commode, aux photographies d’espaces agricoles et miniers qui forment un contrepoint à ces volumes. S’y opposant par une quasi inversion des processus et la prégnance de l’activité humaine. Par l’activité extractive la nature devient tas, la forme originale (le paysage) retombe dans l’informe. Dans l’agriculture, la singularité de l’aliment d’origine subit une double transformation. Homogénéisé sous l’effet de l’industrie en granulé, nature émiettée et calibrée, il se retrouve en tas informe seulement cadré par les parois des entrepôts de stockage. Dans les deux cas, la forme initiale est engloutie dans l’informe par l’effet de l’industrie humaine. Non seulement la distance par rapport au travail de l’artiste est énorme mais la direction est opposée.
Il en résulte que le travail de Baptiste Deschamps recèle une dimension implicitement critique qui s’impose au premier regard. Ce n’est pas cependant l’espace rural ou minier en tant que tel qui est visé, mais deux lieux clés où l’homme de par son industrie se comporte comme un prédateur.
La problématique de Baptiste Deschamps vise au travers de ces exemples le rapport de l’homme avec la terre, devenu un rapport d’exploitation purement utilitaire par lequel la relation initiale s’est perdue. Et le sentiment de dépossession qui en résulte.
Baptiste Deschamps ne montre ni des gens, ni des animaux, seulement des accumulations de produits destinés à l’alimentation animale dans leurs espaces de stockage, ou des matériaux miniers entassés dans leurs environnements mécaniques, industriels ou des sol excavés en carrière. Jamais dans une situation de nature.
Le travail photographique est mené avec une froideur objective, un détachement documentaire qui en renforce les effets et crée l’écart. Chacun ayant à priori de ces sujets des visions subjectives nourries par sa culture, un rapport à la vie, à la terre, la nostalgie d’une société plus humaine.
Le plasticien reste cependant à l’oeuvre autant dans sa photographie coloriste, jouant de la finesse du grain, travaillant les contrastes, optant pour un cadrage analytique, que lorsqu’il donne à voir en plus de la beauté troublante du cône parfait d’un tas d’engrais ou d’aliments industriels, ses effets de matière, de texture ou de couleur.
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Texte de Jean-Paul Blanchet dans le cadre de l'exposition "Première" au Garage (Brive) en 2015.